Comme dĠhabitude jĠtais entirement vtu de noir, mais jĠavais pris en plus une veste capuche sombre comme on me lĠavait recommand.
Nous roulions vers l'avenue qui va de La Dfense la place de l'toile, et Hors-Humain cherchait vainement garer sa camionnette. Tout en rpondant aux questions que je lui posais sur ses activits, Hors-Humain sĠtait engag contre-sens dans une rue sens unique, (las de tourner en rond dans le quartier depuis plus d'une demi heure). Au dernier quart de la rue nous nous sommes retrouvs nez nez avec une R19 blanche qui venait de s'y engager.
Imperturbable hors-humain a poursuivi ses explications sur sa dmarche, tout en obligeant le chauffeur de la R19 reculer.
J'avais pos sur mes genoux la camra Canon avec laquelle jĠavais tourn les rushs du gnrique du Cercle de Minuit pour Basile Vignes . La camra monte sur son Mini Steadicam tait teinte.
A la sortie de la rue la voiture sĠest mise en travers pour nous barrer le chemin et une main est sortie par la fentre passager pour poser sur le toit un gyrophare allum.
Deux policiers en uniforme se sont extirps de la voiture et nous ont demand de descendre. Deux autres voitures de police sont arrives ce moment, ainsi que deux jeunes hommes qui nous suivaient discrtement en moto. Sans un mot, ils ont mis pied terre, pos leurs casques et tels deux gardes du corps, se sont positionns nos cts contre la paroi gauche du camion.
Voyant cela, les policiers se sont dploys autour de nous la main pose sur la crosse de leurs armes, et la, je me suis dis qu'il ne fallait surtout pas que je fasse le moindre faux mouvement.
Un homme d'une quarantaine d'annes en costume chic marron clair s'est approch de moi et a commenc me palper : - "Est-ce que vous avez une arme sur vous".
Je signal que j'ai un outil multi-fonction dans ma poche droite. -"Donnez le moi, avec votre carte d'identit . Vous aviez une camra o est-elle, est-ce que vous avez film ? - " Non, la camra tait teinte, elle est pose l'avant dans le camion"
J'ai rpondu d'un ton que je voulais le plus pacifique possible, en lui donnant mes papiers et ma pince Gerber.
L'homme s'est loign vers une des voitures. A ma droite un grand gendarme dans un uniforme imposant couvert de barrettes s'est approch de Hors-Humain et lĠa interpell : - "Vous tes quoi vous, un groupe paramilitaire ou quoi ?"
Un des jeunes hommes ma gauche sĠest exclam : "Me touchez pas !" en repoussant brutalement une policire qui voulait le fouiller .
Nous tions entours par une dizaine de policiers et de gendarmes clairs par les clats rotatifs des gyrophares : une vrai scne de film...
Hors-Humain a rpondu trs nerv au gendarme inquisiteur : - ÒMilitaires! Comment a militaires.. nous ne sommes pas militaires!... d'ailleurs nous ne sommes pas civils non plus... Ò
Un dialogue absurde sĠest alors engag : - "Ah mais il faut choisir monsieur! Vous tes soit civils, soit militaires... " - "Non, nous ne sommes ni militaires, ni civils... dĠailleurs il n'y a pas de civils innocents..."
Cet change de point de vue surraliste a t interrompu lorsque le fonctionnaire en costume chic nous a rendu nos papiers, et a dclar en retournant vers sa voiture : - "C'est bon on y va !"
Stupfait, le grad de gendarmerie sĠest retourn: - "Comment a on y va ?" - "On y va, c'est tout!".
Et sans plus une parole, les gendarmes et les policiers sont remonts dans leurs voitures, et en quelques secondes il n'y eut plus personne autour de nous.
JĠtais aussi surpris que le gendarme : on avait remont un sens unique, oblig les policiers faire marche arrire, pas vraiment t trs coopratifs, et pourtant nous n'avions mme pas droit un petit procs verbal...
Je me suis retourn vers hors-humain qui donnait les clefs du camion un de ses jeunes partenaires pour qu'il le gare. - "Je comprends pas la... tu peux m'expliquer ce qu'il vient de se passer ?" - "laisse tomber. Avec eux c'est toujours comme a ! Ils ne sont jamais cohrents, y a rien comprendre!Ó
Il mĠa dsign la grande sculpture cylindrique au centre de lĠembranchement entre les deux rues. -"Prends ta camra, on va entrer la dedans..." -" Euh! Comment a : on va entrer la dedans ?"
En prenant mon matriel jĠai observ avec perplexit l'espce de grand fromage bord de statues modernes en me demandant si c'tait bien de a qu'il me parlait.
Hors-humain a couru vers le monument, l'a escalad, a fait une chandelle au sommet puis... a disparu l'intrieur.
Au bout de quelques secondes, la sculpture s'est ouverte : deux grands battants circulaires donnant accs ce qui se rvlait tre une gigantesque bouche d'aration du RER dissimule dans le monument. Blade Runner ou Alien en grandeur relle.
Et la soire ne faisait que commencer...
Nous sommes descendu vers les profondeurs souterraines de la capitale au travers dĠun enchevtrement de passerelles voquant un labyrinthe de jeu vido la Unreal ou Quake, jusqu' une petite porte blinde verrouille par un volant circulaire, comme celui dĠun sas de sous-marin, et qui nous a donn accs l'intrieur du tunnel du RER.
En sautillant la suite de Hors-Humain pour viter les dalles brises de la margelle trs troite qui longeait la vote et les rails j'ai eu un doute et j'ai regard ma montre, il tait a peine minuit pass : Il y avait encore des RER !
Inquiet je me suis retourn vers Laurent, un des deux jeunes du groupe qui accompagnait Hors-humain lĠpoque avant quĠils ne se sparent fchs. (Petit Pierre lĠautre jeune compagnon tait rest nous attendre prs du camion). - S'il y a un mtro qui arrive on fait quoi ? - Ne vous inquitez pas, si un train arrive, vous vous plaquez contre le mur, et surtout mettez votre capuche pour que le chauffeur ne vous voit pas...
A peine avait-il termin sa phrase qu'un train sĠest engag derrire nous, au bout du tunnel dont la courbure des arches voquait lĠimmense structure squelettique du "matte painting" de Giger dans Alien 1. (la soute du vaisseau extra-terrestre o reposent les oeufs.)
Pas vraiment rassur, jĠai rabattu ma capuche, et me suis plaqu contre le mur sale.
Dans un rugissement assourdissant le train a frl mon dos... du coin de l'oeil je pouvais entrevoir la mosaque stroboscopique lumineuse de l'intrieur des wagons avec ses passagers tranquillement installs, inconscients de notre prsence derrire les fentres...
Soudain, avec horreur, jĠai ralis que jĠtais aspir en arrire par lĠair dplac, et la camra que je tenais deux mains plaque contre ma poitrine m'empchait de me cramponner aux arcs-boutants de la vote.
Heureusement, je nĠai perdu l'quilibre quĠaprs le passage du train
Hors-humain a enjamb les rails et soulev une petite grille de mtal qui occultait une ouverture dans le sol. Il disparut l'intrieur de la cavit en criant : Suis moi!
JĠai aussi enjamb les rails avec prcaution en me demandant s'il n'y avait pas du courant. Dans le rectangle ouvert dans le sol, Hors-Humain mĠobservait depuis ce qui ressemblait un petit tunnel clair. -"Vas-y, saute, je te retiens...
JĠai donn la camra Laurent, et je me suis gliss dans lĠtroite ouverture rectangulaire.
JĠai senti les bras de Hors-Humain qui m'enserraient et je me suis laiss tomber... dans une eau courante glace qui ruisselait mi-mollet, trempant mes chaussures qui s'enfonaient dans une boue visqueuse...
Mais l'eau tait tonnamment propre : une eau de source limpide qui coulait sur un tapis d'argile rouge. Nous tions dans un tunnel de service dont les murs taient tapisss de centaines de gros cbles suspendus dans leurs triers. JĠai rcupr la camra que me tendait Laurent qui nous rejoignit avec souplesse, voir mme lgance... (si si, il faut le faire de se glisser dans un trou avec lgance :-))
Devant nous, Hors-humain sĠtait dj engag dans le tunnel, et nous dmes courir pour le rejoindre.
J'avais vraiment de plus en plus l'impression d'tre l'intrieur d'un jeu vido du type FPS... En plus, la camra qui oscillait sur son steadycam dans mes mains, renforait l'analogie avec les armes des gamers. Floc... floc... faisait l'cho de nos pas dans l'eau. Parfois les nons des lampes de service taient grilles, ce qui nous obligeait avancer dans l'obscurit. -"Fait attention de pas toucher les murs quand il n'y a pas de lumire !" -"Pourquoi ? y'a de l'lectricit ?" -"Non! les rats se mettent sur les cbles dans le noir"
Argh! Bien sur, les ratsÉ il ne manquait plus que les monstres pour que a devienne vraiment un univers de jeu vido. Je venais peine de penser cela, que hors-humain s'est brutalement arrt et m'a murmur en observant les tnbres derrire nous : -"Chut... coute... Le Dragon arrive... "
Anxieux et perplexe jĠai scrut le fond du tunnel derrire nous qui tait toujours silencieux, seulement troubl par le chuintement d'un ruissellement d'eau suintant le long d'une paroi. La premire chose que jĠai remarqu d'anormal et qui annonait l'arrive du Dragon, c'tait le vent. Une lgre brise au dbut qui est soudain monte en intensit lorsque commena rsonner le grondement du monstre, qui, de lointain et sourd, plein d'infra-basses peine perceptibles, s'amplifia brutalement pour devenir assourdissant lorsque le RER passa juste au dessus nous dans un ouragan de bruit de lumire et de vent. "Le Dragon" c'tait lui... plus vrai que nature...
Le bouchon d'air qui avait prcd son passage tait tellement puissant, que sous mes yeux le ruissellement liquide qui tombait le long du mur avait t propuls l'horizontal. Une fois le "Dragon" pass, et le calme revenu dans le tunnel, Hors-Humain mĠa dit : - "Filme!, filme maintenant!"
Me laissant a peine le temps de rgler mon cadre, il sĠest servi d'une grosse canalisation creuse comme d'une percussion, et a entonn une mlope tribale dont les notes et le rythme rsonnait dans les lointains labyrinthiques de l'antre du monstre, comme une chanson trange destine apprivoiser le Cyberdragon, et qu'on peut entendre et voir dans le petit montage que j'ai fait de nos prgrinations clandestines dans les entrailles de la mgalopole. https://www.youtube.com/watch?v=bC1AlEVQfXY&feature=youtu.be
Les cercles de la nuit<br>
Trois ans plus tt nous tions encore, sans nous en rendre compte, dans cette temporalit heureuse des annes quatre vingt dix. LĠhorrible chape de plomb de la seconde guerre du golfe nĠavait pas encore occult toutes nos esprances, et nous vivions les derniers beaux jours illusoires dĠune fin de sicle lumineuse, avant que le 11 septembre 2011 ne termine de faire basculer la nżżsphre mondiale dans la morbidit tnbreuse contemporaine.
LĠt 1992, assis sur le haillon arrire de mon cabriolet conduit par mon ami Basile Vignes, la musique dĠOriema fond dans le lecteur de CD, je filmais paris la nuit bout de bras. JĠinscrivais dans ma camra Canon qui tait devenue un prolongement non pas de mes yeux ou de ma mmoire mais de ma main, les rushs du gnrique que Basile ralisait pour lĠmission de Michel Field : Le cercle de minuit
Tel un cyclope cyberntique ma camra semblait flotter en apesanteur au bout de mon bras. Et travers elle je caressais la ville, je touchais le rel. Dans son viseur, lĠobturation lente, en additionnant la luminance de chaque cinquantime de seconde, illuminait la pnombre parisienne dĠune clart lectronique fantomatique. Nous captions lĠme nocturne et fuligineuse dĠun paris, aimant, ludique, chaleureux et sexy qui inscrivait ses luminances magntiques sur le support ferreux des bandes vido . - Yann! il y a deux filles super sexy en rollers devant... - Grille le feu Basile... il faut les rattraper...
Nous avons juste eu le temps de dpasser et prcder la dernire rolleuse avant quĠelle ne bifurque vers la place de la Bastille, et pendant dix secondes sa silhouette sensuelle sĠest inscrite en ombre chinoise sur mon capteur...
a a t un des plus beaux plans du gnrique, avec cette femme africaine en boubou qui tenait son enfant par la main Barbs : Il tait aux alentours de minuit et nous faisions la course avec le mtro arien dont jĠessayais de capter une fraction de trajectoire synchrone. Au deuxime retour de cette course improbable, dans une rotation quasi parfaite dtermine par le hasard de la circulation automobile, comme dans une valse urbaine surraliste rythme par la musique dĠOriema, nous avons tourn autour du petit ilot de nettet et de stabilit que la femme formait avec son enfant.
JĠadorais cette petite camra blanche fixe sur mon steadicam junior. Dans ces tranges instants de grce artistique, que Stanislavski appelle instant crateur, et Alexandro Jodorowski attribue la voie humide de lĠalchimie, ce nĠtait plus moi qui manipulait la camra, mais la camra qui me manipulait. JĠtais devenu le prolongement du dispositif de captation vido, son cyborg. CĠtait moi lĠoutil. JĠtais le prolongement biologique dĠun dispositif cyberntique qui mĠutilisait pour produire des images.
Par mon intermdiaire, des entits informationnelles mystrieuses se perptuaient et se propageaient dans le cyberespace. JĠtais lĠorgane sexuel dĠune nżżsphre qui insminait notre conscience et inconscience collective.
Longtemps plus tard, Basile mĠa racont que des spectateurs avaient crit la chane, pour savoir o nous avions pris certains plans. Ils avaient retracs quasiment tout notre itinraire nocturne, lĠexception de quelques lieus, dont nous avons eu du mal nous rappeler nous-mmes lĠemplacement.
Le massacre de la Timbale nomade
Quelques mois plus tard, avant la visite de lĠantre du dragon lectrique, le jour de lĠan dĠun hiver glacial, les nżżentits sĠtaient ligues pour me faire quitter la douce tideur de mon appartement au 19me tage des tours de la place dĠitalie, o je ftais la nouvelle anne avec mes amies. -Allo? .. Salut Raymond, comment a va... bonne anne ... bonne sant... - oui, jĠai toujours ma camra qui filme la nuit... pourquoi?... - Ah non, je ne vais pas sortir filmer ce soir... dehors il fait trop froid, en plus jĠai pleins dĠamies la maison... - Qui a ? ... peux tu rpter, je nĠai pas compris... -Hors-Humain ? .. non je ne connais pas... cĠest son vrai nom?... - ll va escalader la faade de Notre-Dame avec une timbale... ? Et alors ? il fait ce quĠil veut, moi je ne bouge pas dĠici...
Quelques minutes plus tard, un peu avant minuit, jĠtais aux pieds de Notre Dame avec ma camra. Raymond Audemard mĠattendait prs dĠune camionnette blanche gare derrire le square de Notre-Dame. Un car de police tournait lentement autour de la place. Dans la camionnette, trois hommes vtus de noir dont Hors-humain : mince, un visage maci christique encadr de longs cheveux noirs boucls, les pieds nus, le regard intense. Mon micro a a peine eu le temps de capter quelques phrases, que soudainement ils se sont prcipits hors de la camionnette et se sont rus au pas de course vers la faade de notre dame en transportant leur norme timbale.
Le car de police sĠest arrt et des policiers se sont prcipits dehors en vain.
Je courais derrire Hors-Humain et ses deux partenaires le steadicam au poing. La camra sĠtait peine stabilise quĠils avaient dj escalad les grilles latrales qui entourent Notre-Dame, et, semblables des araignes quadripodes accompagnes de la grosse coccinelle noire de la timbale porte par Laurent, ils ont gravi les chafaudages jusquĠ la rosace centrale.
Lorsque les premiers roulements ont rsonn sur la place, la foule mche masse sur le parvis sĠest mise danser et acclamer Hors-Humain qui scandait ses aphorismes en martelant la timbale. -Ó Vous avez dit crimes contre lĠhumanit, mais lĠhumanit sans crimes serait-ce lĠhumanitÓ...
La pauvre timbale nomade, qui avait accompagn Hors-Humain dans ses performances urbaines clandestines, fut dtruite coup de hache de pompier par un jeune policier irrit lĠaube dĠun lendemain dĠHalloween. Vex de nĠavoir pas pu dloger Hors-Humain qui jouait de sa timbale au sommet du plus grand arbre du cimetire de Montmartre la nuit dĠHalloween, un jeune policier a attendu quĠil redescende 5 heure du matin, pour, arm de la hache emprunte un pompier, dtruire de colre le pauvre instrument. Quelque temps plus tard, lĠIGS a offert une nouvelle timbale Hors-Humain contre le retrait de sa plainte.