Fuyant les catastrophes écologiques de ce futur concentrationnaire dans lequel nous n’aurons plus à contempler que les horizons impermanents des mondes persistants, deviendrons-nous les marionnettes de nos propres avatars devenus conscients d’eux-mêmes ? Verrons-nous un jour la police « dividuelle » sonner à notre porte car, non-connectés, nous serions en train de spolier nos différentes « dividualités » de leurs parts d’existence ?
Je suis un NooNaute, un explorateur de la noosphère...
Après plusieurs années de « NooImmersion » dans l’impermanence paradoxale des « mondes persistants » du cyberespace, j’ai exploré ce plaisir ineffable de metteur en scène transmédia, le fait de pouvoir créer un avatar crédible et exceptionnel. Un personnage de fiction pouvant interagir avec d’autres entités imaginaires en temps réel. Cette interaction via les réseaux sociaux numériques peut donner naissance à de véritables « dividualités » informatiques originales quasi indépendantes : des noogolems ou des égrégores digitaux.
Soixante ans après l’invention de la cybernétique par Norbert Wiener et du concept de noosphère par Teilhard de Chardin et Vernadski, les « Mondes persistants », illustrent de façon spectaculaire cette prospective d’une relation au réel déterminée — contaminée, polluée? — par les sphères immatérielles de l’information. Éléments constitutifs de notre réalité, au même titre que les autres mondes symbiotiques de nos productions informationnelles (littérature, cinéma, théâtre...), les mondes persistants et les réseaux très justement dit « sociaux » ajoutent une dimension puissante et structurante à nos personnages de fiction : une sociabilité en temps réel.
One + One...
Des créatures artificielles à notre image, faites de pixels, mais pourvues d’une identité réelle... Les relations sociales en temps réel avec d’autres humains, via nos avatars numériques, favorisent l’apparition d’une forme de pluralisme identitaire. En permettant des relations sociales et émotionnelles fortes et structurantes sous une forme différente de notre apparence physique, les avatars renforcent le « dividualisme », c’est-à-dire la révélation ou genèse de nos multiples identités.
Dans un article de Sumire Kunieda, paru dans le hors série Pop Japan du Courrier international, l’auteur japonais Keiichiro Hirano oppose le dividualisme à l’individualisme : ce qui formerait notre « moi » serait la somme de tous les « dividus » que nous construisons par notre relation aux autres et qui peuvent parfois s’avérer très différents, voir « étrangers »...
NooPersonnalités multiples.
La construction d’une « sociabilité virtuelle en temps réel, au travers de cyborgs numériques qui ne sont pas forcément à notre image « réelle », favorise l’apparition dans notre psyché de personnalités « étranges », « révélées » par l’utilisation des technologies immersives des réseaux sociaux numériques.
Comme le décrit si bien Marshall McLuhan dans Pour comprendre les média, l’utilisation d’un nouveau médium va modifier notre relation au réel en fonction de ses spécificités et provoquer un état temporaire de stupéfaction qu’il appelle « Narcose Narcissique ».
Souvent confondue avec de l’addiction, cette narcose narcissique qui est générée par l’utilisation d’un nouvel outil puissant, en nous mettant dans une sorte de transe réceptive, va favoriser des états de conscience modifiée et l’apparition de dividualités spécifiques, des NooGolems ou égrégores qui peuvent nous hanter ou nous posséder.
Avatars et personnages de fiction.
Pendant l’écriture de mon roman Thanatos, Les Récifs, j’ai « invoqué » dans mon esprit les héros de ma dramaturgie qui ont acquis ainsi une forme d’existence « noosphérique » plus intense. Par le biais de leur « mise en scène » dans le roman, cette « existence immatérielle » a été partagée par plusieurs milliers de lecteurs, générant par-là une ébauche « d’existence sociale » virtuelle. Les auteurs de fiction connaissent ce phénomène décrit par Pirandello qui s’est retrouvé, selon ses propres écrits, hanté par ses fameux six personnages en quête d’auteur.
Ainsi, beaucoup de héros de romans, de théâtre, de textes anciens, de cinéma — Don Quichotte, Les Trois Mousquetaires, Moïse, Sherlock Holmes, Spock, Buffy, Ripley, Don Juan, Marilyn Monroe, etc., etc. — ont acquis avec le temps cette relative forme d’existence et d’autonomie informationnelle : une noo-sociabilité.
Grâce aux mondes persistants qui permettent une interaction en temps réel, comme un acteur qui jouerait un « personnage » au quotidien, j’ai expérimenté le fait « d’invoquer » Dyl, l’héroïne de mon roman, que j’ai « incarnée » pendant deux ans dans le cyberespace, (Myspace, blog, Second Life) afin d’enrichir ma cosmogonie des Récifs par une propagation transmedia de mes héros de fiction.
Évolution cognitive et sociale.
Bien que quelques rares séries expérimentales écrites au jour le jour, par feed-back quotidien avec les spectateurs ou leur « Fanfic », permettent d’accélérer l’évolution identitaire des personnages, déterminée par la rapidité d’interaction des supports de diffusion de masse, l’évolution cognitive des personnages de fictions traditionnelles se fait très lentement. Le cinéma, les séries TV, la BD et les romans, ne permettent pour l’instant qu’une évolution cognitive et sociale des personnages très lente, au mieux d’un mois sur l’autre au fil des écritures de scénario : à la vitesse de l’évolution des plantes ou des minéraux.
Ce qui n’est pas le cas des avatars évoluant au sein des réseaux sociaux numériques. Dès sa genèse dans Second Life, comme tout avatar catapulté dans un MMORPG, Dyl est entrée en relation immédiatement et en temps réel avec les autres entités virtuelles peuplant le metaverse. Personnage de fiction « grandiloquent et caricatural », Dyl s’est mise à avoir une « existence sociale » intense. Au fil du temps, elle s’est mise à « exister » spirituellement dans mon cerveau mais aussi dans l’esprit d’un petit cercle d’humains/avatars.
Comment nous construisons nous dans le monde dit « réel », sinon essentiellement au travers de nos relations sociales ? La différence fondamentale avec un personnage de fiction traditionnelle est que les avatars interagissent au jour le jour, en temps réel, avec les créatures les plus complexes de l’univers connu, les humains. À l’épreuve de l’humanité, Dyl s’est donc sophistiquée, construite, jusqu’à atteindre une limite particulière, une frontière cognitive spécifique que j’ai fini par franchir avec elle au fil des mois : la « NooDividuation ».
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Yann Minh, NooContaminateur...
texte extrait de l’édition à paraître des actes du colloque, Robots, hybrides, cyborgs : vers une approche de la trans-humanité, qui s’est tenu dans le cadre de l’exposition Souterrain Porte V, les mercredi 30 et jeudi 1er octobre 2009 dans l’amphithéâtre du Museum-Aquarium de Nancy
Article publié dans le MCD #59:
http://www.digitalmcd.com/
Yann Minh, Thanatos, les récifs (Florent Massot / Poche Révolver Science-Fiction)
Site: www.yannminh.org
NooMuseum:
http://noomuseum.net/
Dyl:
http://dyl-alter.blogspot.com/2009/10/dyl-chroniques.html