Ce soir-là, après avoir passé plus d'une heure dans ma cabine, à essayer d'écrire un chapitre de plus de l'histoire de l'humanité sur mon antique Remington virtuelle, une envie de voir du monde m'entraîna vers les ponts supérieurs. Après avoir franchit un dédale de coursives désertes, mes pas me menèrent inévitablement dans le grand salon gothique de notre croiseur intergalactique au nom si barbare : FR.REC.ARTS.SF. Nous vivions une époque, ou les acronymes avaient remplacé les doux noms évocateurs comme, Nostromo ou Enterprise.
Au milieu de la foule bigarrée qui hantait encore la grande salle à cette heure tardive, je remarquais deux charmantes créatures, devisant paisiblement devant l'immense hublot où brillaient les mille feux de la galaxie.
La plus éloignée, vêtue d'une longue robe, recouverte de nanoimplants iridescents, sirotait une coupe de champagne d'Aldéraban, dont les bulles flottaient doucement autour d'elle, auréolant sa chevelure de scintillements éphémères.
Elle regardait, fascinée, les nébuleuses lointaines qui étiraient leurs longues crinières argentées en travers du champ d'étoiles. L'allumage des réacteurs accentua d'un clair obscur torride ses courbes voluptueuses. Comme reprenant ses esprits, elle posa sa coupe sur le plateau de verre qui reflétait l'orbe orangé du soleil vieillissant que nous abandonnions.
"L'homme pense nécessairement par images et les concepts ne sont guère que des images rationalisées après coup."
Sa réflexion, prononcée d'une voix sympathique et légère, malgré la gravité du contenu, attira mon attention. Je m'approchais discrètement, hélant un steward monopode qui faisait des acrobaties pour éviter de trop agiter ses bouteilles de champagnes.
Son interlocutrice, vêtue d'une robe plus sombre, où s'entrelaçaient lentement des sinusoïdes fractales , lui répondit d'une voix basse assurée, un petit peu doctorale, étouffée par le grondement sourd des moteurs.
"On ne pourrait sans doute pas tenir de tels propos sur le forum Education sans se faire aussitôt traiter de réactionnaires, d'élitistes et de rétrogrades."
Je venais d'embarquer, et je ne connaissais que peu de monde sur le navire. Elles semblaient parler des grandes technopoles, où régnait la technocratie de l'empire. Notre transporteur avait été armé par une guilde, qui sans être franchement dissidente, abritait des réfractaires aux dogmes officiels. Apparemment c'étaient des transfuges, qui s'étaient embarquées clandestinement, contrevenant aux règles de bienséances qui prédominent dans l'Aristocratie démocratique régnante.
La femme vêtue de sombre poursuivit, en se déplaçant vers l'orbite du hublot. Le contre-jour révélait la transparence de sa robe, et l'hémisphère translucide me renvoya le reflet agrandi de ses yeux fixés vers le gouffre infini dans lequel nous allions plonger plus vite que la lumière.
"Quant à l'opportunité des réflexions philosophiques sur le forum SF, elle est aussi évidente que celle des diatribes de Yann contre la sclérose des discours sur les arts plastiques. Tout cela apporte des points de vue nouveaux, source de discussions fécondes. Et les problèmes sont posés avec une fraîcheur et un naturel que je n'ai vu nul part ailleurs "
D'entendre mon nom prononcé, me surpris, et je faillis lâché mon verre, j'étais intervenu dans une conférence transluminique, quelques heures plus tôt, et elle avaient apparemment participé à la liaison.
Seuls quelques spécialistes suivaient ce genre d'intervention sur les anciens réseaux des guildes du cyberespace, malheureusement les avatars numériques utilisés par les protagonistes ne permettaient pas de les reconnaître. Tout me laissait penser qu'il s'agissait de celle avec qui j'avais eu un petit accrochage sur des problèmes de convention sémantique. J'étais content de constater qu'elle ne me portait pas grief de l'altercation, car emporté par la fougue du débat, j'avais été un petit peu sec, pour ne pas dire insultant. ça compromettait mes chances de séduction. Elle lança un bref regard vers le sas d'accès, en jetant une conclusion acerbe, à sa compagne silencieuse.
"Surtout pas sur fr.rec.arts.littérature, un repaire de plumitifs nombrilistes et de potaches quémandeurs."
Elle parlait d'un autre transporteur affrété par la technocratie qui gérait l'empire. Sa critique acerbe ne me surprit pas. Les techniciens en charge de gérer le fonctionnement quotidien de l'empire étaient engoncés dans une forme de pensée archaïque héritée de trop longues années de sclérose administrative qui avait annihilé tout esprit d'initiative. Je rendais d'ailleurs ce conservatisme bureaucratique, qui gangrénait tous les niveaux de décision de l'empire, responsable de la plupart des dérives qui catapultaient les populations d'exclus de la capitale dans une misère endémique.
Je décidais finalement de m'approcher, et de me faire reconnaître, lorsque le sas d'accès s'ouvrit sur un groupe qui se dirigea directement vers elles. Mes espoirs s'envolèrent, en les voyant rejoindre les deux enfants et les hommes qui les accompagnaient, hélas, elles n'étaient visiblement pas libres. Je suivis tristement des yeux le groupe qui disparaissait en direction du restaurant situé à la proue, puis dépité, je jetais mon verre vide dans le caisson d'un monopode qui se rendait aux cuisines en sautillant, et retournait écrire dans ma cabine.
Je ne vis pas les immenses croiseurs de la troisième flotte se déployer lentement en travers de notre route...
Yann Le Noonaute en voie de transmigration.