Il a demandé à une amie qui était AFAT de s'occuper de moi, et j'ai pu retourner à Saigon. J'ai juste eu le temps de revoir mon père et ma mère pour leur dire que je partais faire mes études en France. C'est ainsi qu'en octobre 48 j'ai obtenu mes passeports, mon visa de sortie, et j'ai acheté un billet sur le Champollion, le navire qui rapatriait les soldats français.
Jusqu'à Bombay les relations entre Français et vietnamiens sur le Champollion étaient très tendues, il y avait souvent des accrochages, même parfois des bagarres, et le commissaire de bord devait nous séparer. Puis, arrivé à Suez, le vouvoiement est revenu lorsque les soldats nous parlaient: «Vous allez en France faire vos études, dans quelle ville?, quelles études?...»
Avant d'arriver à Suez nous avions de relations Antagonistes, mais après Suez les soldats reprirent des attitudes civilisées.
En novembre 48, nous sommes arrivés en vue des côtes Françaises.
Jean Leuleu m'avait montré des cartes postales ensoleillées de Marseille, notamment la gare St Charles, j'étais vraiment sidéré par cette végétation qui ressemblait un tout petit peu à la végétation du Viêt-Nam, avec des palmiers et des fleurs partout. Mais au fur à mesure que le Champollion est entré dans le port de Marseille, j'ai découvert un spectacle sinistre et déprimant de dock éventrés, d'épaves englouties dans des eaux aussi sales que tout le reste du port.
Au départ de Saigon, ma famille m'avait donné un sac de riz de cinquante kilos à revendre une fois arrivé en France. J'ai transporté ce sac toute la traversée, et effectivement, dès ma descente, des vietnamiens se sont rués vers moi pour le marchander. A cette époque en France, un simple sac de riz avait de la valeur.
En me promenant dans la ville pour la première fois, la chose la plus incroyable que je découvris, fut de voir une française en train de balayer la rue. En Indochine, c'eût été impensable.
Je suis resté bouche bée à la regarder, jusqu'à ce qu'elle lève les yeux vers moi et me dise:
«qu'est ce que t'as toi, tu veux mon portrait?»
Un ami vietnamien rencontré sur le bateau m'a alors entraîné en me disant:
«viens, ce n'est pas bien de regarder les français comme ça, tu vas avoir des ennuis.»
Beaucoup plus tard, j'ai essayé de retrouver Jean Leuleu, et j'ai contacté des officiers de la marine à Lorient. Leuleu a été porté disparu dans une mission de renseignement au Cambodge quelques années après mon départ pour la France.